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Solange CORBIN : L’Église à la conquête de sa musique - 1960


Solange CORBIN (1903-1973), docteur ès lettres, musicologue, professeur.


L’Église à la conquête de sa musique (nrf Gallimard) - EXTRAITS

p.12 :

 L’Église s’est développée dans des conditions qui excluent toute idée d’art véritable. Elle attendit longtemps - les trois cents ans de sa clandestinité - pour admettre des « musiciens » professionnels parmi ses clercs; encore le fit-elle avec la prudence de toutes ses démarches, exigeant que ces spécialistes fussent soumis aux règles du culte. A mesure que la liturgie se développera, la place de ce spécialiste, son métier, se fixeront et le chantre lui-même deviendra au IXe siècle un fonctionnaire chargé d’enseignement. L’indispensable leçon lui revient, des textes mystiques auxquels la musique confère un total pouvoir d’expression. Le chantre va traverser l’histoire du christianisme; à mesure que les cérémonies se développent, il devient plus savant, son métier devient art. Il est chargé d’exprimer ce que les mots, laissés à eux-mêmes, diraient pauvrement : la félicité de l’âme, l’exultation, l’émotion profonde, la prière fervente.

 C’est lui qui aide l’assemblée à comprendre les textes porteurs des grandes croyances chrétiennes; ce n’est pas par hasard que la schola actuelle dialogue le Credo avec la foule, ce n’est pas par hasard qu’un soliste développe pour nous le texte de l’Introït et du graduel.

 Ce souci de l’Église est pédagogique et non artistique ; on comprendrait mal notre exposé si l’on ne se souvenait des notions qui président à l’emploi de la musique au culte :
  • la dignité de l’office qui exige la perfection,
  • l’enseignement qui exige la clarté,
  • la prière qui parfois exige le silence.

P. 28 :

 Les chrétiens de l’Église des Martyrs héritent d’une tradition millénaire des Écritures et de l’enseignement de Jésus; la formule juive des Écritures s’impose à eux par priorité. Ces Écritures canoniques proposent tout naturellement leur contexte de discipline et de cantillation : autant d’éléments qui écartent les compositions récentes.

p.42-43 :

 Bref, le lecteur se trouve amené à organiser cette lecture en fonction de l’auditoire qu’il veut atteindre. Il est une infinité de nuances entre le langage simplement parlé et le chant. Boèce fait fort bien remarquer dans son traité de musique que le langage parlé va vite et l’auditeur risque de laisser échapper quelque mot; que le chant est lent et accentue le sens des paroles, et qu’à mi-chemin entre les deux genres, la récitation des poèmes historiques permet d’accentuer dignement les paroles sans toutefois atteindre à la précision d’un chant. Techniquement, il n’y a pas de solution de continuité entre langage parlé et chanté : le langage parlé passe continuellement et souvent de façon imperceptible d’un degré à l’autre, tandis que le langage chanté détermine des degrés mélodiques, les précise, et s’organise en vue même du passage discontinu d’un degré à l’autre. L’enseignement de J. Chailley a récemment insisté, et de façon remarquable, sur ce point. Or, c’est la base même de la mélodie, mais avant qu’il y ait mélodie musicale, il existe un « chant obscur », comme dit Cicéron, dans le mot le plus simple. C’est ce chant qui, exalté pour rendre la phrase perceptible à une audience nombreuse, constitue la base de la cantillation, de ses degrés étroits, de ses formulettes souvent si simples. Cet élément se trouve à l’état brut dans les cantillations et les grands poèmes populaires; il a été réglé, stylisé depuis longtemps par l’Église pour l’exécution des textes non chantés à la messe : lecture de l’Évangile, de l’Épitre,de la Préface. C’est un art difficile, car il s'agit d’adapter la formule musicale à des paroles mouvantes, constamment renouvelées (alors que le chant régulier a des paroles fixées une fois pour toutes).

P.44-45 :

 … la plupart des poèmes et même des grands romans médiévaux étaient récités sur un chant qui scandait les paroles et soutenait à la fois l’attention des assistants et la voix de l’interprète. L’émission musicale de la voix, qui connaît tous les degrés de tension, crée une ambiance qui force les barrières de la paresse chez l’auditeur; on se trouve contraint de partager l’émotion du récitant.

 Et c’est bien là un rôle à mi-chemin du sacré, puisqu’il dispense parfois la connaissance ou la vertu. En somme, c’est un procédé didactique ou technique comparable à celui d’un moine au réfectoire, chargé de la lecture, s’en acquittant de nos jours encore sur le ton, avec ces modalités qui furent jadis si populaires. Dans notre univers de la musique grégorienne, seule l’ordonnance de la pièce distingue désormais la cantillation de la psalmodie qui s’en rapproche beaucoup : la première solennise la prose, où les phrases sont indéfiniment variées, la seconde est réservée aux poèmes tels que les psaumes où le vers (verset) ne dépasse pas certaines normes.

 Il est évident que l’interprète populaire d’une telle technique sera surtout préoccupé de reproduire exactement les éléments traditionnels qui lui ont été transmis à lui-même, et non d’en inventer à nouveau. Les imprévus, les nouveautés seront le résultat d’accidents : une forme différente de voix ou de langage, la soudure de deux transmissions. L’interprète ne se veut pas inventeur : son chant lui plaît en ce qu’il est bien exécuté, sans défaut, et reproduit le modèle ancien; à aucun moment, il ne l’envisage comme une création. Il serait étonné si on le traitait d’ « artiste » et peut-être même blessé : l’imagination de l’artiste est à l’inverse de son sens traditionaliste.

P.47 :

 Chez les Hébreux, qui lèguent leur tradition aux chrétiens, la musique respectable semble être la musique chantée. Il y a eu des instruments de musique au Temple, mais la synagogue n’en fait plus usage et ne les transmet pas à l’Église. Elle transmet toutefois ses vues sur plusieurs d’entre eux : la harpe (et par assimilation, les instruments à cordes pincées) est ennoblie par son propriétaire David. Bien que le jeu des instruments soit interdit dans l’Église, on la tolérera soit à l’agape, soit en certains cas déterminés. Elle sera aussi un symbole. Les instruments à vent sont totalement prohibés; la flûte participe au monde inférieur, impur, des morts : elle est faite au début d’un os creux (tibia) et sert pour accompagner les lamentations funéraires. Nous verrons que le schofar ou trompe a un rôle presque magique : il n’entre pas au culte, mais sa présence est constatée dans l’iconographie pour des raisons dont nous rendrons compte. Une exception sera faite, plus tard, pour la trompette qui est l’instrument des solennités.

P.51 :

 « Chantez dans le secret de vos cœurs, et considérez le danger que représente votre talent matériel… Qu’à travers votre voix, on entende un écho de la parole divine…»

 Oui, si le récitant populaire est bien une sorte d'enseignant moralisateur, qu’on écoute pour s’instruire et non pour s’amuser, le chantre écclésiastique, lui, est un ministre - clerc ou laïc - chargé du poids le plus sacré, celui du Verbe.

P.62 :

 A l’état élémentaire, la cantillation a des caractères essentiels :
  • elle concerne la prose et non les vers (psalmiques);
  • la lecture cantillée se fait sur un nombre restreint de degrés;
  • la cantillation est une amplification de la parole et non un ornement;
  • elle suit le rythme oral de la phrase;
  • les ornements qui interviennent sont une ponctuation (disjonctive, conclusive, etc.).
On reconnaît ici le type général des lectures chrétiennes : épître, évangile. Les différences relèvent du détail.

p.70 :

 C’est donc au début du VIIe siècle seulement qu’on assistera, lentement, à la grande révolution de la musique; on ne peut qu’être ému à la pensée qu’à la même époque très exactement le répertoire grégorien est en voie de constitution. La somme des deux traditions - la populaire et la savante, l’orale et l’écrite - est alors un fait acquis. Pendant longtemps encore, pourtant, l’Occident ne va penser qu’en formules : il lui faudra au moins quatre siècles pour penser en notes.

p.84 :

 Or, on doit se souvenir qu’à l’époque où Paul rédige son Épitre, il est dans l’atmosphère silencieuse de la synagogue. Ce qu’il entend, c’est la lecture cantillée, que Jérôme entendra encore trois cents ans plus tard. Il faut se rendre compte que saint Paul ne cherchait pas « de la musique », mais une expression assortie au rythme intérieur de l’âme.


p. 93 : HIPPOLYTE, Tradition apostolique, chap. XXV

 Voici donc, dès l'année 210, les éléments de la Préface telle que nous la chantons encore, et l'attestation de l'Alleluia employé comme réponse aux psaumes, refrain, ou antienne. Insistons sur cette forme, si fréquente alors. On sent se former une tradition : mais la foule, en dehors de son Amen et de son refrain Alleluia, n'a pas grand-chose à dire.

p.95 :

 Nous nous excusons de séparer ainsi la technique du chantre, qui sera étudiée plus bas, et celle du lecteur, la seule qu’ait connue la primitive Église. Nous savons qu’on fait souvent un brassage de références relatives aux deux métiers : il est inexact qu’on puisse les considérer comme un vaste ensemble relatif à la musique; les deux fonctionnaires se servent de leur voix, mais d’une façon bien différente.

p.105 :

 Méfions-nous des mots : l'œuvre consiste non pas à transmettre les mélodies, mais à régler l’accession au culte des diverses pièces qui les portent. Ces remaniements ont été très progressifs : l’un est attribué à saint Léon le Grand (440-461), un autre à saint Gélase (492-496) et le troisième, presque définitif, à saint Grégoire (590-604).

p.112-113 :

 Déjà, vers 385, Augustin décrit un chant du jubilus, c'est-à-dire une vocalise sans parole, jointe à l’Alleluia. Vers les années 450-470, le lecteur de Regia, en Afrique, tombera sous les coups des vandales, en vocalisant l’Alleluia de la messe de Pâques.

 D’un côté, chez Hippolyte, le contact étroit des fidèles et du pasteur; de l’autre, l’interprète de tous, vocalisant à perdre haleine… Un monde s’est construit entre ces instants. Ce lecteur soliste, c’est désormais presque un professionnel. Il faut déjà noter que, probablement à la fin du IVe siècle, le chantre chargé du jubilus est tout au moins spécialisé dans sa fonction, et que la vocalise n’est pas un art simple. Qu’on n’en parle pas légèrement : il faut avoir entendu le chantre juif, le hazam, vocaliser dans le demi-jour de la synagogue, il faut avoir fermé les yeux, reconstitué en esprit ce que le temps nous dérobe : l’église exiguë, cet office simple, si digne, l’assistante patiente, pour savoir ce qu’est la vocalise… En réalité, elle représente ici l’entrée de la musique coupée de son support verbal. C’est extrêmement important : jusqu’ici, la musique chrétienne se limitait au service de la Parole, servante humble, effacée. Le lecteur se chargeait d’elle; elle passait par-dessus le marché dans son métier, car la connaissance musicale se confondait avec celle de la lecture du texte verbal. Et voici que d’un seul coup, une musique presque instrumentale - la voix ainsi traitée devient le plus merveilleux des instruments de musique - fait son entrée au sanctuaire.

p.120 :

 Le chant antiphoné est celui où l’ensemble de l’assemblée étant partagé entre deux chœurs, chaque chœur chante, à son tour, un demi verset ou un verset.

 On voit tout de suite la conséquence : le chant responsorial est celui d’une assistance illettrée, le chant antiphoné, celui d’un clergé instruit, ou monastique, ou enfin de toute assemblée dont la fonction serait de savoir les psaumes par coeur, ou de pouvoir les lire sur un livre.

p.122 :

 A cette époque, pour que le peuple ne s’ennuie pas dans les églises, on établit que les hymnes et les psaumes seraient chantés suivant la coutume des pays d’Orient. (Augustin, Confessions, IX, VII, 15.)

p.143 :

 La cantillation, notre lecteur le sait bien, représente l’état élémentaire de l’alliance du verbe et du son. C’est le verbe qui domine; la musique lui obéit en tout et ses clausules se déplacent jusqu’à ce que la phrase puisse les admettre. On lit la phrase; les clausules représentent la ponctuation et ne peuvent intervenir que là où interviendrait cette ponctuation.

 La psalmodie représente déjà un état plus avancé : elle est destinée à un poème hébraïque dont les vers ne peuvent avoir tout de même une longueur indéfinie. Mais la formule musicale se plie encore à la phrase verbale, et n’intervient que dans des conditions déterminées.

 L’hymne ambrosienne, au contraire, représente le primat de la musique « composée » sur la parole. Qu’est-ce qu’une mélodie d’hymne ? C’est une formule musicale préparée pour une strophe déterminée, choisie : la première du poème en cause. Cette formule met en valeur cette strophe, avantage son sens, sert fidèlement les accents verbaux ou le mètre suivant le cas, et elle doit être reproduite intégralement sur les strophes suivantes. Non seulement elle doit se reproduire ainsi rigoureusement, mais on la reprendra et on l’appliquera à d’autres poèmes de même mètre ou de même rythme. Elle impose sa mélodie, et cette mélodie a des pôles d’attraction qui peuvent ne pas coïncider avec le langage de ce nouveau poème, de même qu’elle a fort bien pu s’adapter à la première strophe du premier poème, mais qu’elle peut servir beaucoup moins bien les strophes suivantes.

 La musique dans l’hymne s’impose donc au verbe, au lieu d’être sa servante respectueuse, comme dans la cantillation ou la psalmodie.

p.149 :

 Ainsi donc nous trouvons-nous toujours poussés vers les mêmes normes. Tradition, respect d’une atmosphère déterminée, fixent la nature et la forme de tout ce qui se chante dans l’Église; le conformisme qui y règne est une conformité avec un idéal bien fixé et invariable. Non qu’il n’y ait eu des exceptions, mais elles sont extrêmement rares et hautement justifiées.

p.160 :

 Notons : le chantre est seul à l’ambon, il dispose d’un livre, on l’assimile plus ou moins au lecteur.

 Va-t-il pourtant faire une carrière aussi rapide et facile que ce confrère indispensable ? Il semble que non. Quelque doute pèse sur cet homme qui n’est pas encore un artiste, mais qui, au IVe siècle, est déjà chargé, probablement, de la plupart des psaumes, des demandes litaniques et qui, au Ve, chantera le jubilus.

p.166 :

 Confirmant cette ambiguïté relative à « celui qui chante », il semble que, jusqu’à l’époque de saint Grégoire, l’Église d’Occident ne connaisse pas ce que nous appelons « un chantre canoniquement désigné ». La seule attestation solide est celle du sacramentaire gélasien; pour le reste, un doute plane et l’on peut sans crainte avancer qu’il semble plutôt s’agir de prêtres - ou de laïcs - doués d’une belle voix, de talent même, et qui, à la demande du diacre, font oeuvre pie en chantant à l’église. Le diacre peut aussi lire ou chanter à l’occasion; il en décide lui-même. Un « chanteur », à coup sûr, mais non pas tout à fait un « chantre ».

p.167 :

 Et la schola ? mais peut-il être question d’un groupe alors que, l’existence du chant étant sûre, le chantre lui-même est fictif, incarné chez un clerc déjà chargé d’un autre ministère ou peut-être même chez un laïc ? On doit considérer qu’une forme d’art s’exerce à l’église, mais que le prêtre désigne ceux qui lui semblent dignes de s’acquitter de cette lourde fonction.

 Est-il même besoin en Occident d’une schola, d’un groupe de chantres à cette époque ? D’autres raisons plaident avec éloquence en faveur de la négative.

 Et d’abord, la construction des églises. Des fonctions ne se créent que si elles sont nécessaires : dans la période de persécution, seul le lecteur existe, parce qu’il est un éducateur. Pourquoi la schola occidentale serait-elle antérieure à la période où la dimension des églises légitime son intervention ? L’église de la haute période, toute petite, ne tolère qu’un seul chantre : les églises mérovingiennes tiendraient à l’aise, et plusieurs fois, dans les chapelles latérales de nos cathédrales. Saint Honorat de Lérins dont nous reproduisons la photographie mesure huit mètres sur dix… Les basiliques romaines plafonnées bas rabattent la voix : le chantre unique leur suffit.

p.182 :

 Bien peu de temps après la mort de Jean, le pape Serge Ier monte à son tour sur le trône pontifical. On est en 687; à cette époque les notices du Liber Pontificalis sont fidèles, et voici celle qui lui est consacrée. Arrivé à Rome sous le pontificat de Deusdedit II (672-676),
    Il faisait partie du clergé de l’Église romaine, et comme il était travailleur, et expérimenté dans l’art de la cantilène, il fut confié au prieur des chantres pour (apprendre) la doctrine.
Voilà donc la toute première attestation solide de la schola : mais nous sommes à la fin du VIIe siècle ! Il est bien possible que cette fondation qui fit couler tant d’encre n’ait pas eu alors des conditions d’existence bien nettes, semblable en cela à tant de fondations médiévales qui ne furent au début qu’arrangements provisoires, décisions d’un jour.

p.186 :

 La façon d’exécuter la musique est très importante. La musique est présente pour ennoblir le culte, mais elle est aussi une concession faite à la fragilité humaine : l’homme ne peut se passer de certaines formes d’enseignement, il faut les lui dispenser, en tenant le chant dans d’étroites limites. Dès lors, « qu’on chante d’une voix modeste », dit saint Cyprien : « Dieu n’écoute pas la voix mais le cœur ».

 A partir du IVe siècle où l’on chante davantage, les documents s’amoncellent : pour Basile, la musique tourne facilement au danger, pour saint Chrysostome, elle n’est pas destinée à réjouir les oreilles mais l’âme. Saint Athanase mentionne le rythme de l’âme et de l’esprit, saint Augustin montre combien l’Église redoute ce qui excite les sens. Lorsqu’on arrive au début du Ve siècle, une vue s’est imposée : la musique d’église est destinée à exciter la componction chez l’auditeur, on doit chanter d’une voix « modeste » (mediocri voce).

 Toute la doctrine relative au chantre va tourner autour de ce pivot. Certains Pères déclarent qu’il vaut mieux ne pas chanter du tout. Pour saint Jérôme, il n’a pas d’oreille : il est indifférent à l’exécution et même semble avoir un petit penchant sadique pour une mauvaise exécution qui constitue une pénitence.

p.188 :

 Il ne semble pas qu’on ait édicté de règlements au Ve siècle : peut-être le chant ecclésiastique n’était-il pas encore assez développé. Mais au VIe, toute la position future se lit dans la règle de saint Benoît :

 Demeurons donc toujours conscients de ce que dit le prophète : « Servez le Seigneur dans la crainte »; et encore : « Psalmodiez avec sagesse (psallite sapienter). » Et aussi « En présence des anges, je chanterai vos louanges ». Réfléchissez donc à ce que nous devons être en face de la Divinité et de ses Anges, et comportons-nous de telle sorte dans la psalmodie, que notre esprit se mette d’accord avec notre voix…

 Que celui-là n’ait pas l’audace de chanter ou de lire, qui ne serait pas capable de la faire de façon à édifier l’assistance; que celui à qui l’abbé l’aura ordonné s’en acquitte avec humilité, gravité et saisissement.
 (Règle, chap. XIX et XLVII, trad. Savaton.)

 Saint Nicet s’exprime plus clairement dans sa règle monastique :

 En toute circonstance, nous chantons tous également comme d’une seule voix et le même chant des psaumes, et les mêmes formes mélodiques : celui qui, cependant, ne pourrait s’appareiller aux autres (dans le chant), il lui vaut mieux se taire, ou psalmodier à voix basse, plutôt que de crier plus fort que les autres.
 (NICET, Patr. Lat., 68, col. 371)

 Nous avons vu que saint Grégoire n’était pas tendre pour les diacres-chanteurs. Mais le décret de 595 est la seule législation qu’il ait consacrée aux chantres. On peut probablement saisir sa pensée dans la rédaction d’Isidore de Séville pour qui la tradition grégorienne est assez importante :

 Dans l’église, la coutume de chanter a été instituée non pas pour des fins spirituelles mais matérielles, afin que les assistants qui ne seraient pas remplis de componction par les paroles seules soient enfin émus par la suavité de la mélodie.
 (ISIDORE, De ecclesiasticis officiis, II, 12.)

p.197 :

 Isidore est indulgent à la fragilité de la prière : c’est chez lui qu’on saisit la plus ancienne attestation d’un chant chrétien introduit dans l’office « à cause de la faiblesse humaine ». Jusqu’ici, on avait vu le chant destiné à porter la Parole divine; il en était le serviteur sans plus. Pour Isidore, il reste le serviteur de la Parole, mais il est en même temps l’élément introduit par commisération pour l’humaine faiblesse, pour que les fidèles comprennent mieux ce qui leur est enseigné, pour éveiller en eux contrition et componction de l’âme. Il faut qu’à eux, pécheurs, l’office apparaisse toujours de plus en plus digne de Dieu.

[...]

 Isidore, après saint Benoît, marque donc l’entrée du chantre unique dans la coutume ecclésiastique, comme intermédiaire entre le fidèle et le monde invisible. Il est donc donné au chantre de rendre sensible le sentiment du divin à travers l’association des paroles et de la mélodie; rôle fort lourd : on perçoit à travers le discours qu’il faut choisir l’interprète avec prudence. A l’époque d’Isidore, tout cela est assez nouveau.

P.210-211 :

 On a aussi deux lettres de saint Germain dont l’une décrit la messe en donnant l’explication symbolique de chaque geste. Nous suivons ces guides ainsi que le commentaire de L. Duchesne.

 La messe commence par un psaume antiphoné chanté par tout le clergé (clericis), et destiné à accompagner l’entrée du célébrant. C’est l’ingressa milanaise, l’officium hispanique, l’introït romain.
 Le diacre réclame ensuite le silence, le prêtre bénit l’assemblée (Dominus vobiscum) qui répond et cum spiritu tuo.
 On chante alors le Sanctus une première fois, le prêtre alternant avec l’assemblée.
 Trois enfants, ore uno, d’une seule voix, chantent l’invocation Kyrie eleison en latin, en grec, en hébreux :
 puis l’assemblée chante le Benedictus (Luc, I, 68-79), en alternant (alternis vocibus).
 Le prêtre, après la collecte, lit un fragment de l’Ancien Testament, puis un autre, du Nouveau Testament.
 On chante alors le cantique des trois jeunes Hébreux dans la fournaise; les enfants reprennent le répons (refrain) du cantique.
 L’arrivée de l’Évangile est solennelle. Pendant qu’il est porté à l’ambon et lorsqu’il est en est rapporté, le clergé chante le Sanctus, à nouveau, « avec une mélodie remarquable ».
 Ainsi se termine la « messe des catéchumènes », celle des fidèles débutant avec une litanie diaconale.
 Le diacre ayant réclamé le silence, le défilé de l’offrande s’organise : le texte laisse comprendre qu’on chante un son et les laudes. Le son est une mélodie qui paraît très solennelle, et qu’on chante de même au rite hispanique. Le mot lui-même est mystérieux, il est passé ensuite au domaine profane avec, là aussi, le sens d’une mélodie. Il mériterait une étude approfondie; on le trouve durant tout le moyen âge, jusque fort tard, et dans des textes divers.
 Les laudes sont terminées par un triple Alleluia.
 Les prières qui suivent l’offrande se font sans chant désigné : le prêtre, comme de nos jours, lit les textes sur le ton de la cantillation.
 A la fraction du pain, on chante une antienne, puis tout le monde récite l’oraison dominicale.
 Après la consécration venaient les bénédictions; elles se sont maintenues longtemps au missel, même après l’adoption du rituel grégorien, et survivent au rituel lyonnais.
 Pendant la communion, l’on chante une pièce que saint Germain appelle le trecanum (racine : trois, et canere, chanter), hymne en l’honneur de la Trinité; les liturgies analogues ont au même moment une hymne composée tout exprès ou un psaume. L’hymne du recueil de Bangor est célèbre; avec des adaptations musicales récentes, elle a été employée dans certains recueils de cantiques.

 Qui chante cette messe ? Tout le monde, à lire saint Germain; un chœur, à lire Duchesne. Or, Germain est à l’opposé de cette notion. On trouve quatre expressions dans son texte : une pièce est chantée par le prêtre, sacerdos, - ou l’ensemble du clergé - clerus - ou l’assemblée elle-même, ecclesia, - ou les trois enfants, tres parvoli. Mais le chœur ne figure pas ici : Grégoire de Tours confirme qu’un des diacres se charge des pièces compliquées et, en effet, c’est bien le diacre qui chante le son (sonus) en Espagne. Enfin, Fortunat de Poitiers, décrivant le rituel de Paris, déclare qu’il a bien entendu chanter « le clergé, le peuple et l’enfant ».

 La messe gallicane a longtemps survécu à saint Germain, car nous verrons, en 754, Pépin le Bref gêné devant le pape, qui ne peut trouver en Gaule à faire assurer sa liturgie romaine.

p.217 :

 Charlemagne, dans un capitulaire de 789 ordonne :

 Que (tout le clergé) apprenne le chant romain à fond, … suivant ce que notre père, le roi Pépin d’heureuse mémoire a ordonné quand il a aboli le rite gallican pour l’harmonie avec le Saint-Siège et la concorde de la sainte Église.
 (CHARLEMAGNE, Admonitio…, dans Monumenta Germaniae, Capitularia, I, p. 52.)


p.218 : La réforme de Chrodegang

 Grâce à cette réforme, plus spirituelle que liturgique, Metz sera durant tout le IXe siècle considérée comme le centre du chant « romain »; on ira faire ses classes de chantre dans le sillage de Chrodegang. Il est inutile de donner la série de témoignages : on les cite toujours, sauf le premier qu’on oublie régulièrement. C’est pourtant le plus ancien : lorsque Sigulfe de Ferrière écrivit la biographie d’Alcuin, il déclara qu’il avait lui-même été envoyé à Rome pour apprendre l’office romain, et à Metz pour apprendre le chant. Sigulfe écrit peu d’années après 804, date de la mort d’Alcuin, son apprentissage à Metz se placer vers les années 785. Or, on ira très souvent à Metz après Sigulfe et le souvenir s’en est transmis jusqu’à nous. Mais ne concluons pas qu’on a commencé à écrire dès lors des antiphonaires neumés : la notation est encore inconnue, c’est là le drame de cette période.

 Qu’on le remarque : nulle part encore on n’a nommé saint Grégoire. On parle d’office romain, de chant romain. On pense en général, que le chant alors transmis était bien le chant grégorien : pourtant, il y eut des hésitations. Tout le monde sait qu’il n’y a pas eu une, mais plusieurs transmissions successives. Très souvent, à l’occasion d’un voyage quelconque, quelqu’un s’apercevra que le chant usuel en Gaule n’est plus celui de Rome : on redemande alors des livres au Saint-Siège - il ne faut pas croire qu’on en avait des masses, et plus d’une fois, le pape a répondu qu’il avait « déjà envoyé tout ce qu’il possédait » ou bien on envoyait des clercs se former à Rome. Tous ces échanges sont connus : ils se dégagent des récits du moine de Saint-Gall (fin du IXe siècle) aussi bien que des textes contemporains.

p.219 :

 Entre les années 750 et 930, il n’y a pas de livres notés dans leur ensemble. A partir des années 820-830, on peut croire que les premiers neumes se répandent : ce sont des exceptions. Pour l’ensemble du répertoire, il faut s’en remettre à la mémoire des chantres - bien sûr, puisqu’on n’a pas d’appareils d’enregistrement - et là, toutes les déformations personnelles entrent en jeu.

 L’on doit aussi faire la part des survivances. Ce monde gallican était écartelé entre ses traditions et celles de Rome; l’absolue soumission à la tradition romaine - à laquelle tous se sont conformés autant qu’ils l’ont pu - allait de pair avec l’inconnaissance absolue de la nature même de cette tradition dans sa forme musicale. Il faut se représenter le chantre médiéval, formé dans un milieu musical déterminé, et qui doit tout d’un coup abandonner ses anciennes coutumes pour en prendre d’autres qu’il ne connaît pas, qui supposent un univers linguistique un peu différent. Combien d’entre eux, des années durant -toute leur vie ! - auront chanté un gallican déformé, persuadés qu’ils étaient dans la plus conformiste des traditions romaines ? Nous l’avons dit plus haut : quand on transfère une tradition musicale, on n’en transmet que le squelette. Là où on la dépose, il n’arrive que des éléments, des détails isolés, une trame sur laquelle les propositions s’ajustent mal. Même en Italie, à Farfa qui est à cent kilomètres de Rome, le changement ne s’est fait que lentement, avec peine. On en a des échos vers 850 : et l’on est en plein milieu bénédictin, au cœur même de l’Italie. Ce changement exigé par Étienne II, accepté avec grande piété par Pépin le bref, Chrodegang et Rémi, ce changement était, en réalité, une belle et sainte aventure.

p.221 :

 Jusqu’aux années 750, on n’avait jamais mis en question la formation des chantres. Il semble qu’ils aient appris leur métier assez simplement : nous avons même vu des laïcs se mêler de chanter à l’église. Témoignage de bonne volonté, mais aussi d’une relative simplicité du répertoire. Mais après les années 800, le nouveau rituel est très vaste. Les pièces sont compliquées, on n’improvise plus un métier de chantre. Le monde des exécutants se trouve chargé à la fois du pouvoir mystique de la parole, de l’intensité d’expressions du Verbe doublée par la grâce expressive de la mélodie et cette mélodie est difficile; le chantre, qui n’est pas toujours un clerc, se trouve doué en même temps du charme matériel de la voix qui évoque les qualités physiques les plus redoutables.

 Aussi les chantres, qui désormais peuvent être groupés en schola, perfectionnent-ils leurs techniques. Il n’est plus possible d’être à la fois « lecteur » et « chantre » : les deux fonctions évoquent désormais des qualités divergentes. Le lecteur est un clerc qui doit savoir le latin, il est un futur prêtre. Il n’en est pas de même du chantre : il n’est pas sur le chemin du sacerdoce et reste chantre, pourrait-on dire, à vie. Il cultive sa voix, surtout sa mémoire, et comme le dit Agobard, il y passe sa vie « depuis sa prime jeunesse jusqu’à la déchéance de la vieillesse ».

 Comment apprend-il son métier ? On n’en a pas parlé; c’est très important. Tous les documents indiquent que l’apprentissage est très long, car il n’y a aucune notation, on apprend tout par cœur. On parle de neuf ou dix ans pour qu’un chantre sache bien le répertoire : cela dépend des individus.

p.223 :

 Le modèle est presque toujours constitué et offert par les maîtres; c’est lui qu’on va écouter à Metz, à Rome, à Rouen. Il faut l’imiter grâce à cette technique, à des codifications aussi dont on va entretenir le lecteur, et cela sans inventer. Pour imiter mieux, on doit connaître cette technique des propositions premières - donnons-leur à présent le nom que leur donnent les grégorianisants, incises - et en somme, c’est une sorte de recomposition qu’on demande au chantre à chaque exécution. On conçoit que ce soit un art bien délicat; on a sous les yeux les paroles de la pièce à chanter, on n’a jamais la musique. Ce monde carolingien est de tradition orale : tout le plain-chant s’est fixé dans un univers où il était impossible de l’écrire, et le grégorien en porte la marque caractéristique. Connaissant désormais cette technique, nous comprenons mieux pourquoi un recours continuel à Rome semblait si nécessaire au monde gallican dans les années du changement, de 754 à 850.

 On s’accorde pour penser que dans le courant du VIIe siècle et au début du VIIIe le grégorien avait atteint à Rome un degré éminent de perfection; il nous semble que cette perfection concernait plutôt les techniques d’exécution, c’est-à-dire la « recomposition » des pièces à mesure qu’on les exécutait. Une fois exécutée, la pièce est « défaite »; sa musique sans témoin écrit dépend uniquement de la tradition et de la transmission par une technique parfaite, et la personnalité du chantre : de son classicisme, de sa formation.

 Le chantre est donc ici plus qu’un interprète. Le dépôt sacré qu’il a reçu, il en doit compte à l’Église, il est responsable, profondément, spirituellement. La bonne harmonie de l’office repose sur lui. Peut-on s’étonner de la sévérité souvent manifestée à son égard ?

p.224 :

 Toutefois, l’on pense que l’âge d’or du grégorien - la fin du VIIe siècle et le VIIIe - est celui où tout s’est joué. En même temps, l’on a fini d’établir une tradition consistante des mélodies et l’on a donné à l’ensemble ce style particulier de la mélodie grégorienne.

p.227 :

 C’est dans ce matériel oriental, transmis par Byzance, adapté ensuite à la forme d’esprit des Latins, que le chantre apprend son métier. Sa mémoire est prodigieuse, comme celle des hommes qui ne lisent pas, mais enregistrent leurs connaissances par cœur : son talent n’est pas moindre et consiste à lier entre elles ces propositions de la musique grégorienne suivant des lois désormais fixées. Dans le tonnerre ou « manuel de grégorien », il lit les titres, les incipit verbaux, la formule de solmisation (type noéanné) de la pièce qu’il apprend. Cet incipit impose à son esprit les types d’enchaînement des formules de ce mode : il n’a plus qu’à chanter.

p.228 :

 Tous ces faits peuvent nous aider à comprendre (et non à savoir avec précision) comment purent se passer les événements. Il ne faut pas oublier que Rome, entre le VIe et le IXe siècle, est souvent isolée du reste du monde chrétien; c’est une douloureuse époque d’invasions. L’Occident latin, en général, pratique le rite gallican qui s’est établi aux IV-Ve siècles; Rome, de son côté, pratique le rituel gélasien, qui semble s’être approché et même confondu, avec certains rites gallicans. Mais elle va de réforme en réforme : sa liturgie évolue autant que son chant. Celui-ci, encadré à partir d’environ 650 dans le schéma de la modalité, se plie volontiers à cette sorte de règle d’or artificielle, à ce point qu’il nous est transmis sous l’aspect de chefs-d’œuvre, auxquels on ne peut rien modifier sans les abîmer. Bien sûr, il y a des réussites, des imitations, des remplissages : le départ se fait sans peine. A ce degré d’évolution, on ne sait pas clairement quels sont les rapports du vieux-romain et du grégorien.

 Mais on comprend fort bien qu’un fossé se soit creusé entre la hiérarchie romaine et l’Occident gallican. A l’un et l’autre, il ne devint sensible qu’en 754, lorsque Étienne II, en Gaule, ne trouva évidemment pas un clerc pour répondre à sa messe; il dut prendre les Francs pour autant d’hérétiques. Mais les réformes qu’il demanda, que Pépin, puis Charles, ordonnèrent et exécutèrent de bon cœur, ont duré près de trois quarts de siècle.

p.229 :

 Il ressort de ces considérations que le chant grégorien est différent des plains-chants qui l’ont précédé : il est un art véritable. Il n’est pas l’instinctive copie de ce qui a été fait la veille dans l’église voisine : mais une forme élaborée de chant, qui a ses traditions, ses lettres de noblesse.

 Donnons son nom exact au style que pratique le chantre : c’est l’improvisation réglée; elle régit encore le chant des églises d’Orient. Qu’on ne songe pas, devant le mot improvisation, qu’il s’agisse d’introduire des nouveautés, des « inventions » : rien n’est plus éloigné de cette esthétique. L’improvisation n’a qu’un droit : celui de suivre au mieux la tradition en considération des moyens dont dispose l’artiste. Mais à celui-ci, ses dix ans ou plus de formation permettent de reproduire avec aisance la parfaite liaison des incises entre elles.


p.230-231 :

 Le chantre carolingien est un artiste. Nous avions vu le chantre mérovingien qui n’était pas encore tout à fait un professionnel mais qui déjà devait posséder assez de talent pour chanter le jubilus, et ce chantre ancien n’était pas non plus toujours tout à fait clerc. Il pouvait se trouver dans les rangs du haut ou du bas clergé, ou bien en dehors de ce clergé ou même parmi les personnages laïcs, fût-ce du plus haut rang : nous avons vu que les témoignages sont irréguliers.

 Son successeur est homme de métier. Et comme les églises s’agrandissent, un chantre ne leur suffit plus : il faut une schola. Depuis que nous l’avons rencontré pour la première fois au concile de Laodicée, le chantre a fait du chemin. L’Église ne peut se passer de lui : le développement du rituel est prodigieux, un amateur trébuche devant les difficultés et trouble désormais l’office. Seul dans l’église, ou intégré au sein de la schola, armé de ses neuf ans d’apprentissage, de ses exercices à longueur de vie, le chantre s’impose.


p.254 :

 Par là, nous n’entendons pas défendre, principalement aux jours de fête ou bien aux messes solennelles et dans l’office divin qu’on chante quelques consonances convenant au goût de la mélodie, par exemple l’octave, la quinte, la quarte, au-dessus du chant ecclésiastique; de telle façon cependant que l’intégrité du chant n’en souffre pas, et que rien ne soit changé à cette bonne constitution de la musique, alors surtout qu’une consonance de cette nature charme l’ouïe, provoque la dévotion et empêche les esprits de se ralentir alors qu’on psalmodie les louanges du Seigneur.
 (Extravag. Comm., d’après FRIEDBERG, Corp. Juris Can., Leipzig, 1881, t. II.)

 Ce texte si clair ne demande aucune explication. Depuis la fin du VIIIe siècle probablement, on avait chanté l’organum comme ornement du plain-chant et de façon coutumière. Exécuté par un chantre de qualité, il devait donner l’impression d’un accompagnement très souple. Jean XXII ne l’interdit absolument pas : il le recommande, il considère que cette musique « charme l’ouïe, et empêche les esprits de se ralentir ». Ce qu’il interdit, c’est strictement ce qui gêne la prière : la déformation du chant grégorien, les rythmes entrecoupés (hoquets), les triples (la troisième voix de la polyphonie) et la langue vulgaire.

 Avouons que cette ordonnance est toujours d’actualité…


p.259 : [les premières écritures du grégorien : neumes, notes, portée, puis rythme : conséquences]

 Les témoins se situent dans le courant du IXe siècle : plus ou moins tôt, suivant les chercheurs, mais non pas avant les années 800. La grande démarche était faite : du moment qu’on pouvait à la fois composer et conserver, les mélodies allaient abonder. L'œuvre d’Augustin recevait son couronnement : à côté de la pratique du chant, le cantor, désormais, se servait de la théorie, qui permettait d’isoler et de reconnaître les sons, de les assembler autrement qu’en formules connues d’avance.

 Le second pas en avant vient un peu plus tard. On ignore tout, sauf qu’au Xe siècle cette même notation cessa d’être syllabique, et s’aggloméra en groupes fort longs, pour permettre la notation des vocalises grégoriennes. Conservant dans d’autres pièces son caractère syllabique, la notation neumatique adoptait le caractère convenant au grégorien, et remodelait sur parchemin la vocalise d’origine orientale, désormais ajustée au mot latin.

 Notation analytique d’abord, notation globale ensuite : que de travaux, que de recherches qui nous resterons toujours cachés !

 L’idée de précision dans l’analyse des sons, pourtant, faisait son chemin. Elle détermine le dernier changement de l’écriture neumatique, celui d’où est sortie définitivement la notation moderne; ces points, ces traits réunis pour représenter les vocalises se virent ajouter un élément qui désignait la place exacte où localiser le son : un renflement du trait en donna l’idée, ce renflement grossit, devint un carré et constitua peu à peu l’écriture actuelle du grégorien, qu’on trouve dans tous les missels. [...]

 Il devait arriver une dernière aventure au répertoire : la portée musicale. Dès le fin du IXe siècle, Hucbald de Saint-Amand, dans son Institution harmonique, avait proposé un système de lignes et de lettres, et sa tentative ne fut pas la seule. Parmi toutes les codifications dont on a connaissance - beaucoup certainement nous échappent - la seule qui réussit fut celle de Gui d’Arezzo : quatre lignes, où se placent neuf notes, donc une étendue convenant au grégorien.

 Jusqu’alors, on avait chanté le répertoire comme on pouvait : aussi près que possible des normes anciennes, à l’aide du vocabulaire musical de l’Occident. Malgré l’idée vague qu’ils avaient d’une telle alliance, les Occidentaux s’y essayaient de leur mieux. Comprenons bien que, lorsque les sources reprochent aux Francs leur gosier « rauque » et impropre aux souplesses du grégorien, l’on traduit en même temps l’inquiétude de ceux qui, ayant voyagé, se rendent compte que les finesses de l’échelle sonore juive ou byzantine ne s’allient pas à la conception analytique de l’Occident. R. Siohan a fort bien expliqué que, lorsqu’on chante une note, le son a déjà été « pensé » et entendu en esprit. Les jeux sont faits avant même l’émission : à moins d’exception, il ne semble pas que l’Occident « pense » facilement en intervalles glissés.

 La portée codifiée par Gui d’Arezzo décalquait la théorie byzantine devenue grégorienne et occidentale. Les notes s’y plaçaient dans une ordonnance stricte, relevant de l’analyse.

 Il n’y avait là aucune place pour les demi-intervalles, encore moins pour des glissements d’un intervalle à l’autre, qui devaient apparaître au théoricien comme des erreurs ou des perversions. Toujours est-il que ces sons disparaissent alors des neumes où ils avaient figuré jusque-là : on ne les retrouve plus dans les mélodies sur portée dès la fin du XIIe siècle.

 La « rudesse » des gosiers n'était pas la seule cause de cette normalisation. Bien sûr, la nouvelle dignité de la « note », personnage désormais considéré à l’état isolé, et non à l’intérieur d’un mélisme ou d’une formule, y est pour beaucoup. Mais la polyphonie exigeait aussi ce sacrifice. De même que l’art oriental de la vocalise était un art de soliste, par là même que les glissements, les mélismes sont incommunicables et ne s’exécutent pas en commun, de même la polyphonie répudiait les intervalles incertains, réclamait une échelle sonore définie, et de nouvelles acquisitions encore : une hauteur absolue, qui n’avait pas existé jusqu’alors, et une « mesure » contrôlable, qui permettait l’accord des voix entre elles.

p.268-269 :

 L’Église, depuis ses débuts dans les catacombes, a eu le souci de son culte. Cela ne signifie pas qu’il soit question d’art, mais d’efficacité, d’ordre, de tradition, de dignité surtout. La musique s’est formée graduellement, aux côtés de la liturgie dont elle assurait le déploiement. Mais le rôle de l’Église est de rendre à Dieu l’hommage d’adoration qui lui est dû, d’apprendre aux hommes à prier, et de leur dispenser l’enseignement et les sacrements qui leur permettent d’être sauvés. Si ces fins exigeaient la suppression et la négation de toute forme artistique, on peut tenir pour assuré que sur l’heure les artistes et leur bagage disparaîtraient de l’horizon ecclésiastique.

 Non, l’Église n’est pas une « mutuelle » pour les artistes lorsqu’ils sont embarrassés du placement de leurs œuvres.

 Toutefois, l’action de la musique (à travers le rôle du chantre et de l’organiste) rend plus sensible à l’homme la grandeur des enseignements, et suggère quelque notion de la prière. Elle facilite le contact avec un autre univers, accentue l’expression de sentiments latents dans le cœur humain, prédispose l’âme à s’abandonner à une puissance supérieure. Ainsi le chantre et l’organiste, s’ils respectent les limites de leur fonctions, mettent le fidèle sur le chemin de l’oraison. Saint Jérôme nous avait bien prévenus que le jubilus, c’est « ce qui ne peut jaillir ou être exprimé ni dans les paroles ni dans les syllabes ».

 Il est évident que la musique a dans le culte un rôle supérieur à celui des autres arts : d’abord, parce qu’elle sert la parole sacrée, ensuite parce qu’on ne peut s’en abstraire. Le rôle des arts plastiques cesse à cet instant où l’esprit perd son contact avec le réel, à l’instant où la prière devient fervente. La musique, au contraire, s’impose à l’oreille; créant une atmosphère déterminée, elle en imprègne l’esprit et l’affectivité. Son action participe étroitement au sacerdoce.

 Elle prend deux aspects pour nous : l’enseignement qui impose les textes à la compréhension et à la mémoire, puis, lorsqu’elle est privée du support verbal, l’adoration pure, prière et non plus enseignement. Elle n’atteindra ces buts que dans la mesure où elle ne suscitera aucun trouble dans l’église.

p.271-272 :

 Au cours de notre étude, nous avons été saisi par l'aspect d'extrême austérité du culte authentique, celui qui ne doit rien au romantisme des apocryphes, aux historiettes. N’en ressentons nulle surprise. Le chrétien doit-il s’attendre à voir l’Église accepter des formes plus proches de la réunion mondaine ou politique que de la liturgie, dont le but est l’accès au spirituel ? La musique est le côté affectif de cette liturgie, elle pèse lourdement sur le comportement humain, elle a valeur de « signal » et éveille les associations d’idées. Nous avons montré l’Église écartant les instruments de musique de son culte; bien mieux, dans la première période, il n’a jamais été sérieusement question de les y introduire : parce qu’ils ne figurent pas à la synagogue, et parce qu’ils risquent de rappeler des éléments douteux. Redoutons que, par des voisinages sonores dangereux, des réminiscences trop évidentes, notre musique actuelle n’évoque le souvenir des ébats sans noblesse de ceux que le moyen age nommait les « histrions ».

 Si le concile de Laodicée interdit les compositions personnelles, si Grégoire écarte la litanie diaconale, c’est qu’il y a danger. Danger pour l’ordre du culte, danger pour l’impression que les fidèles doivent recevoir. La musique doit aider à rendre sensible la notion du sacré : si, changeant de nature, se dégradant, elle affecte la dignité de l’office, celui-ci perd de sa valeur d’hommage, il perd plus encore son efficacité pastorale.

 Pourtant, nous avons si longuement insisté sur la cantillation, sur les formes anciennes, sur le grégorien, issus à leur tour de la cantillation par une sorte de superposition de formules, qu’on pourrait croire à une sorte d’universalisme du chant grégorien, à sa valeur de panacée. Or, ce chant cantillé et ce grégorien représentent le chant liturgique; l’enseignement nécessaire et indispensable de la doctrine et, en plus de certains éléments de prière. Le prêtre à l’autel, le lecteur qui est dans les ordres, le chantre qui est parfois un laïc, et qu’on surveille à cause de sa mission, sont chargés de cette transmission sans laquelle nous sommes rejetés du passé chrétien : un arbre meurt si l’on coupe ses racines.

p.275 :

 Les chants en langue vulgaire sont également nécessaires et, lorsqu’ils sont traditionnels et bien connus de l’assistance, ils lui plaisent beaucoup. On s’en rend compte lorsqu’au milieu d’une cérémonie, il arrive actuellement - trop rarement - qu’on propose à la nef l’un de ces anciens cantiques qui sont, réellement, partie de notre patrimoine. Certes, ce sont là des trésors locaux : ils n’ont rien de commun avec la prière universelle, catholique de l’Église. Mais ils ont leur valeur propre.

p.277 :

 Car aucun chrétien, même très ignorant, ne désire voir avilir la notion du sacré. S’il est attiré par la pratique religieuse, c’est qu’il désire s’élever, lui-même, à la compréhension de ce sacré. Qu’on permette aux laïcs de le dire : ce que nous cherchons à l’église, ce n’est pas le tableau démarqué du monde où nous vivons entre la radio, les vedettes, la presse, et le courrier du cœur. Nous désirons vivement y trouver le climat qui nous aide à prier Il est inutile et dangereux de transporter dans le domaine liturgique le matériel sonore qui évoque tout cet appareil profane : le pouvoir d’association de la musique est redoutable, une mélodie transporte avec elle le souvenir des paroles qu’on lui a associées : craignons d’en être habités mal à propos.

p.280 :

 La musique à l’église n’est ni une distraction, ni une élaboration d’art, ni un pur ornement. Elle est :

 D’abord, la solemnisation des paroles sacrées : dans sa forme de cantillation comme dans la forme grégorienne, elle représente la prière officielle de l’Église et non celle d’un individu particulier, fût-il très bien intentionné. L’efficacité de la prière personnelle, ou même collective mais non liturgique, ne peut être mise en balance avec l’efficacité de la prière liturgique et qui, comme telle, engage l’Église.

 En second lieu, la musique est l’expression de sentiments dépassant la parole humaine : les vocalises, la musique d’orgue, aident au recueillement de l’âme, à la prière (à condition qu’il ne s’agisse pas d’instruments évoquant la vie profane).

 Troisièmement, la musique d’église est aussi l’acquiescement de la foule à l’action sacrée, sous la forme de réponses ou d’acclamations, comme dans le christianisme ancien. Réponses aux enseignements et aux prières du chantre ou du prêtre, acclamations, quelques pièces grégoriennes faciles peuvent être envisagées.

 Finalement, la musique peut être, aussi, l’expression aussi proche que possible de la piété de l’assistance : ce sont les pièces en langue vulgaire. Mais dans ce domaine, aucune improvisation ne peut être tolérée : il y faut le contrôle de la hiérarchie et celui des musiciens. On ne s’improvise pas plus compositeur ou poète qu’on ne s’improvise théologien.



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