musique liturgique : dossiersaccueil | liste des messes | chant grégorien - partitions | chant grégorien - tuto mp3 | définitions A-Z | recommandations | j'apprends à lire - solfège grégorien | dossiers | liens| Saint Grégoire et le chant grégorien : histoire et légende Ce dossier est extrait de la Session inter-monastique qui eut lieu du 3 au 9 septembre 2004 au Bec-Hellouin. Le texte a été reconstitué à partir des notes prises par les auditeurs au cours des conférences du Père Daniel SAULNIER. saint Grégoire et le grégorien Je voudrais rendre hommage au pape Grégoire et faire la lumière sur son engagement dans la composition du chant grégorien. La littérature et l’histoire nous disent que Grégoire était un homme illustre comme pasteur, comme moine, comme contemplatif, comme exégète, comme commentateur, comme prédicateur, comme conteur aussi (cf. la vie de St. Benoît dans les Dialogues), comme missionnaire (il est le père de l’inculturation). C’est un homme exceptionnel. Faut-il compléter ce tableau en en faisant "le plus grand compositeur des tous les temps" ? Sujet brûlant… : autrefois, on était royaliste ou républicain, "dreyfusard" ou "antidreyfusard". Ou bien on est pour St Grégoire, ou contre (à vrai dire, aujourd’hui il n’y a plus grand monde qui soit pour). En tous les cas, Grégoire ne sera pas moins grand si, par hasard, il n’avait pas composé le grégorien. Et le grégorien ne sera pas moins saint et moins canonisé (car il l’est) si Grégoire ne l’a pas composé. 1) Ce que nous dit l’histoire C’est ce à quoi nous accédons par intermédiaire du document écrit. Et les documents écrits les plus vénérables sur ce sujet, sont ceux de Grégoire lui-même. Car personne n’était mieux placé que Grégoire pour témoigner de sa vie. Il est évêque, il a célébré la liturgie, il a voyagé, au point de pouvoir connaître les différents rites, bien différents. Il est certainement sensible aux différences liturgiques, puisque, quand il envoie les missionnaires en Angleterre, il veille à ce que ces missionnaires respectent chaque fois que c’est possible les cultures existantes. Or, du chant liturgique, dans cette oeuvre immense, Grégoire ne parle pas… C’est quand même important. Il y a deux circonstances, dans cette oeuvre de littérature et de correspondance, dans lesquelles Grégoire va parler très sérieusement du chant. le rôle des ministres dans le chant La première circonstance, elle est plus que sérieuse: officielle, juridique. C’est un Concile qui s’est tenu en 595 à Rome et dont on a les actes. Dans ce Concile on prend acte des sérieuses dérives dans le comportement des diacres. Les diacres sont traditionnellement chargés du service de la Parole, de l’autel, du service des pauvres ( c’est la raison de leur première institution). Mais avant, ils avaient aussi une autre responsabilité que l’on retrouve entre autres en Gaule : ils étaient chargés de donner en solo le chant très orné du psaume responsorial qui suit la première lecture – ce que nous appelons répons – graduel. excursus : les diacres et le chant Je fais ici une petite pause pour vous raconter une histoire de la région d’Orléans. le roi Gontran y a réuni pendant quelques jours les évêques, avec le métropolite – Grégoire de Tours. On a célébré la messe, ; il y a eu aussi, bien entendu, un grand banquet. Le roi Gontran s’est penché vers Grégoire à la fin du repas pour lui demander une faveur : que le diacre qui, la veille, avait chanté le psaume responsorial, vienne maintenant chanter pour les personnes qui assistaient au banquet. Chose un peu audacieuse, c’est pourquoi il ne le demande pas au diacre directement, mais à son évêque. Grégoire a accepté, et la chose a tourné au concours de chant. Le roi, profitant de son avantage, a ensuite demandé à chacun des évêques de demander à son diacre de chanter devant tout le monde. Ne pas oublier qu’il y cela aussi dans cet usage romain du chant des diacres. Fin de l’histoire… Voici donc le décret signé par Grégoire : Depuis quelque temps, dans notre sainte Eglise de Rome à la tête de laquelle il a plu à la divine Providence de me placer, une habitude tout à fait condamnable a été prise qui consiste à choisir des chantres pour le service de l’autel. Mais ces chantres, promus diacres, n’accomplissent de service qu’en chantant, tandis que, dans le même temps, ils laissent à l’abandon le ministère de la Parole et la charge de la distribution des aumônes. Il en résulte, la plupart du temps, que, pour promouvoir aux ordres sacrés on recherchait les jolies voix, et on négligeait de rechercher des personnes menant une vie convenable à cet état. Le chantre, devenu diacre, charmait certes les fidèles par sa voix, mais irritait Dieu par sa conduite. C’est pourquoi j’ordonne par le présent décret que, dans l’Eglise romaine, il soit interdit aux ministres d’autel sacré de chanter, mais qu’ils se contentent de lire l’Evangile à la messe. J’ordonne que le chant des psaumes et la proclamation des autres lectures soient accomplis par les sous-diacres, à moins qu’on ne soit forcé de recourir à des clercs appartenant aux ordres mineurs. Que ceux qui voudraient s’opposer à cette décision soient anathèmes ! Voilà quelque chose qu’on ne lit pas dans toutes les biographies de Grégoire et qui est de lui… enregistré parmi les conciles et jamais été attaqué. De fait, les diacres n’ont plus ce rôle dans l’Eglise romaine. Ceci est peut-être le point qui met en contact Grégoire et la schola : c’est une mesure qui touche à la schola, même si ce n’est certainement pas la création de la schola. - Q. la "lecture" de l’Evangile : s’agit-il de la cantiller ? - R. bien sûr, à cette époque le dicere peut toujours être compris dans les livres liturgiques comme chanter, cantiller. Là est donc le contact entre Grégoire et la schola. Schola qu’il ne faut pas comprendre comme une petite école ou un petit groupe qui est toujours réuni, mais plutôt comme la corporation un peu le syndicat (à bien comprendre) des chanteurs de l’Eglise de Rome. La schola, c’est quelque chose qui est peut-être en partie abstrait. l'alléluia à la messe en dehors du temps pascal Deuxième circonstance dans les écrits de Grégoire, c’est une lettre qu’il écrit en 598 à l’évêque de Syracuse, Jean, signée clairement par lui. Longue lettre dont je ne cite qu’un passage : Quelqu’un de Sicile me dit qu’un de ses amis, grec ou latin, je l’ignore, animé de zèle pour la sainte Eglise romaine murmurait à propos des dispositions que j’avais prises, en disant ; "pourquoi nous soumet-il à l’Eglise de Constantinople et nous en fait-il suivre les coutumes ? " Comme je lui disais "quelles coutumes suivons-nous ? " mon interlocuteur répondit : "Vous avez fait chanter l’alleluia en dehors de la Pentecôte" . …c’est à dire : en dehors de 130 jours. Cette lettre a été interprétée depuis comme la preuve que Grégoire avait étendu le chant de l’alléluia à la messe en dehors du temps pascal, alors qu’avant lui on ne le chantait qu’à Pâques, le jour de Pâques ou les dimanches. C’est dans cette lettre que l’on évoque une modification mystérieuse du Kyrie eleison et le déplacement du chant de Pater. Voilà tout ce que les écrits de Grégoire nous permettent de montrer comme contact entre Grégoire et le chant liturgique. Les premiers biographes qui restent très proches de lui : - Isidore de Séville (très intéressant pour nous : Grégoire reste le patron du chant liturgique, mais Isidore est le patron de la théorie musicale, celui qui pense le chant) - Liber Pontificalis - Isidore de Séville – évêque Hispanique, mort vers 636, est donc un contemporain jeune de Grégoire. Il le connaît pas personnellement, mais par son frère, Léandre qui a été en contact avec Grégoire. Les spécialistes disent qu’Isidor connaît très bien les écrits de Grégoire. Il se trouve qu’il est le premier à faire la biographie de Grégoire dans un livre qui s’appelle De illustribus scriptoribus ecclesiasticis – des illustres écrivains de l’Eglise. Dans cette biographie il n’y a aucune allusion à une intervention de Grégoire dans le domaine liturgique, et encore moins dans le chant ni dans la schola. Or, il faut savoir, encore une fois, qu’Isidor est un spécialiste des questions liturgiques. Il a fait au moins deux ouvrages qui décrivent, qui donnent un lexique de termes liturgiques. Il y explique comment se décrit la liturgie. Il a fait également un traité sur la musique. Un peu après lui, Ildefonse de Tolède, disciple d’Isidore, garde le même silence complet sur les activités musicales de Grégoire. - Le Liber pontificalis, une autre chronique, très intéressante. Recueil des notices assez brèves sur les pontificats. Par exemple, Paul VI a été élu pape tel jour, a continué l’oeuvre de Jean XXIII pour le Concile, il a rencontré Athénagoras, il est allé à Jérusalem, aux Nations unies etc….Il y a quelques grands faits comme ça, c’est tout. Pour Grégoire, je la cite en entier (cela permet de voir ce qu’on retenait en 638, à savoir 34 ans après sa mort, dans les annales, sur la vie de Grégoire) : Grégoire. Romain de naissance, fils de Gordien. Siégea 13 ans, 6 mois et 10 jours. Il a donné 40 homélies sur les Evangiles, commenté Job, Ezéchiel, écrit le Pastoral et les Dialogues et bien d’autres oeuvres qu’il nous est impossible d’énumérer. Au passage : ce témoignage du Liber pontificalis répond de façon définitive à la critique publiée il y a quelques années par quelqu’un dont j’ai oublié le nom, et selon laquelle Les Dialogues ne seraient pas de Grégoire sous prétexte que pendant un siècle ou deux l’on n’en parle pas. Ce n’est pas vrai : en 638 on attribue déjà Les Dialogues à St Grégoire. Suite de la notice : Le bienheureux Grégoire envoya Méliton, Augustin et Jean et avec eux plusieurs autres moines craignants Dieu pour prêcher à la nation des Angles et les convertir au Seigneur Jésus Christ. Il ajouta dans la déclamation du Canon « Dies quae nostros in tua pace disponas … et la suite : il a changé le Canon de la messe. Il fit faire pour le bienheureux Apôtre Pierre un ciborium d’argent pur avec les quatre colonnes, il fit aussi revêtir son corps (comprenez : sa statue) d’un vêtement de pourpre qu’il orna de 100 livres d’or pur, il organisa la célébration des messes sur le corps de bienheureux Pierre et de même à l’église du bienheureux Paul. Il dédicaça l’église des Goths sous l’invocation de Ste Agnès ,il fit de sa maison un monastère. A sa mort, le 12 mars il fut enseveli dans la basilique du bienheureux Apôtre Pierre en face de la sacristie ( où à peu de choses près il est toujours). Il célébra les ordinations à deux époques :en Carême et pendant le septième mois. Il ordonna 38 prêtres, 5 diacres, 72 évêques. En dehors d’une introduction d’une phrase dans le Canon, il n’y a aucune allusion à une activité musicale liturgique. Or, chez les successeurs de Grégoire qui se sont occupé du chant liturgique, on en parle. Par exemple : Léon II (682 – 683) : Sicilien, sachant le grec et le latin, tout à fait expert dans l’art de la cantilène et de la psalmodie, rompu à leur plus subtile exécution. Benoît II (684 – 685) : Romain, il s’est fait remarquer dans la lecture des Ecritures et le chant depuis l’âge le plus tendre, et dans la dignité sacerdotale, ainsi qu’il convient à un homme digne du nom qu’il porte ( - Benedictus). Serge I ( 687 – 701) : pape d’origine syrienne. Appliqué et doué pour le chant, il fit confié aux prières des chantres du clergé romain pour étudier la doctrine. Il établit qu’au moment de la fraction du Corps du Seigneur, clergé et peuple chanteraient « Agnus Dei qui tollis peccata mundi, miserere nobis ». Donc le silence sur l’activité musicale de Grégoire dans sa notice n’est pas un silence dû au hasard, parce que pour les autres qui ont parlé de chant ou qui ont été artistes dans le chant, on en parle. Je crois par conséquent, que l’histoire ne nous dit rien de plus sur l’intervention de Grégoire dans le chant liturgique. Et je pense qu’on n’a pas de raison de lui attribuer plus que cela. 2) Ce que nous dit le chant liturgique Eh, bien, il nous dit que l’on chantait à Rome avant St Grégoire. On y chantait en latin. On va donner un nom à ce chant ; on va l’appeler le chant romain, tout simplement. Le chant romain, chant liturgique. Chant liturgique, cela veut dire – chant fonctionnel. On ne chante pas dans la liturgie parce qu’on n’a rien d’autre à faire : on va occuper le temps, on va chanter. Quand on écoute un CD ou qu’on va au concert, c’est parce que la soirée est libre et il faut la meubler. Dans la liturgie on chante, parce que quelque chose nous pousse à chanter : un rite, une procession, une célébration. Donc le chant change, quand il y a du nouveau. Quand il y a une nouvelle fête, alors il faut chanter quelque chose. Et la question se pose : Quel chant allons nous prendre pour la nouvelle célébration ? Il y a trois réponses à cela ; -on réutilise quelque chose qu’on a déjà -on compose du nouveau -on importe. Les trois manières ont été utilisées. Je vous donne les exemples intéressants pour l’histoire des pièces. l'Avent à Rome : exemple d'importation de chants dans l'histoire. A Rome, dans l’Antiquité, il n’avait pas de temps de l’Avent. L’année liturgique commençait la veille de Noël : Hodie scietis. L’Avent est une affaire orientale qui existait partout, sauf à Rome, parce que l’Orient a évangélisé le Nord de l’Italie et la Gaule. Donc, dans le Nord de l’Italie et en Gaule il y avait un temps de préparation à Noël qui était très long – qui durait 6 semaines, à peu près la même durée que le Carême et qu’on appelait facilement le Carême de la St Martin . Il commençait le jour ou le lendemain de la fête de St Martin et durait jusqu’à la veille de Noël. Quand toute la chrétienté a eu l’Avent, Rome s’est dit : on peut pas y échapper, et il va falloir adopter l’Avent aussi… Cela s’est passé probablement dans la première moitié du VIe siècle. On a tout fait venir, on a tout importé. Rome n’a rien composé pour l’Avent, elle a tout fait venir des liturgies gallicanes. C’est pourquoi, dans la liturgie romaine vous trouvez que tous les jours en Avent on chante la même mélodie pour les antiennes… C’était une mélodie populaire en Gaule. De même pour les deux semaines de la Passion ; de même pour les graduels de la semaine qui précède le jour de Noël : ils ont tous la même mélodie. On n’a pas composé : on a fait venir de la musique qui avait du succès au-delà des Alpes. Compositions nouvelles : In. Confessio et pulchritudo et Co. Passer Deuxième exemple : inauguration de la basilique St Laurent hors les murs à Rome. Cette basilique avait été mise en réfection du temps de Pelage II qui est le prédécesseur de Grégoire sur le siège de Pierre. Elle a été refaite, et à partir de ce moment-là, elle est devenue pour les romains la belle basilique. On a composé les chants pour la belle basilique de St Laurent. Ex. : l’Introït de la fête de St Laurent : 10 août, Graduel triplex p. 586. St Laurent, diacre et martyr. Le texte : Confessio et pulchritudo in conspectu eius, sanctitas et magnificentia in santificatione eius : louange et beauté dans son regard, sainteté et magnificence dans son sanctuaire. Et l’Offertoire a le même texte. ’Introït, c’est le chant qui nous introduit dans le mystère célébré. Qu’est-ce qu’il y a de Saint Laurent ? De quoi on parle, quand on dit louange et beauté dans ton regard, sainteté et magnificence dans son sanctuaire ? On parle de la belle basilique, on fait l’éloge de la belle basilique… J’imagine que le Pape vient fêter la St Laurent à St Laurent hors les murs, c’est la fête patronale. Autre exemple de composition : La Communion Passer. Le pape vient souvent à St Laurent hors les murs. Il y vient surtout pour les scrutins de préparation au baptême. Et depuis toujours, la station du troisième dimanche de Carême est à St Laurent hors les murs. Voyons donc ce qu’on chante le troisième dimanche de Carême (cela a dû bouger depuis le temps, mais il y a peut-être des souvenirs). P. 96 : probablement le troisième dimanche était-il celui du scrutin de l’aveugle né. C’est pourquoi l’on ne s’étonne pas trop de voir l’Introït de ce dimanche commencer : Oculi mei semper ad Dominum – mes yeux sont toujours vers le Seigneur, et de voir que le trait (est-ce un hasard ? je ne suis pas sûr) - Vers toi je lève les yeux, toi qui habites dans les cieux – Ad te levavi oculos meos. Aujourd’hui, dans la liturgie post Vatican II, l’évangile est celui de la Samaritaine, dont nous chantons la communion Qui biberit aquam. Mais si on ne lit pas l’évangile de la Samaritaine, regardez quelle communion l’on chante : p. 306 Passer : voici la communion du troisième dimanche du Carême. Il ne faut pas oublier que le Carême est un temps de pénitence, de la mortification, le temps de s’affliger (sans doute pour préparer autre chose, mais quand même…) : L’oiseau s’est trouvé une maison et la tourterelle (avec les petites onomatopées) – où poser ses petits – tes autels, Seigneur, mon Roi et mon Dieu. Bienheureux ceux qui habitent dans ta demeure. A jamais ils te loueront. Q. Est-ce qu’on peut voir la différence du style musical ? R. Ce que nous voyons là, c’est un chant grégorien qui est remaniement du chant romain. C’est à dire ; la mélodie que nous avons là n’est pas la mélodie qui était chantée à Rome à l’origine. C’est seulement le texte. Et tous ces chants ont été remaniés plus tard (nous y reviendrons), ce qui fait que nous n’avons pas à travers cette mélodie–là l’esthétique première du chant. Mais nous avons le texte. Parfois il reste un squelette d’origine, un presque rien (les graduels du IIe mode ont été moins remaniés, puisqu’ils ont été là depuis les origines – ils ont fait deux fois le voyage). On réutilise : la Septuagésime et les jeudis de Carême. A la fin du pontificat de Pelage ou au début du pontificat de Grégoire, on a instauré progressivement la dernière célébration du temporal (avant que ne vienne celle du Christ Roi) : la Septuagésime. On avait trouvé que le Carême, ce n’était pas assez et qu’il fallait se préparer au Carême (on a fait une préparation à la préparation, et encore une préparation à la préparation de la préparation et ainsi de suite…). On a eu comme cela trois dimanches progressivement instaurés ; d’abord la Quinquagésime, puis la Sexagésime et enfin la Septuagésime, pour préparer le temps du Carême. Ce sont les dimanches où disparaît l’Alleluia, où les ornements deviennent violets, où il y a une certaine tonalité pénitentielle, mais sans le jeûne qui ne commencera qu’au mercredi des Cendres. Or, une des premières fois où l’on a célébré la Septuagésime à Rome, c’est Grégoire qui l’a célébré et qui a laissé une homélie sur ce thème. Et que chante-t-on pour l’Introït, le jour de la Septuagésime ? Circumdederunt me gemitus mortis. Ce n’est plus à la Septuagésime, mais c’était tellement beau qu’on n’a pas voulu le perdre – p. 117 dans votre Graduel. Ce chant était donc, depuis Grégoire jusqu’à Vatican II, affecté à la Septuagésime : Circumdederunt me gemitus mortis, dolores inferni circumdederunt me – les gémissements de la mort m’ont cerné,les douleurs du séjour des morts m’ont cerné – et in tribulatione mea invocavi Dominum – et dans mon épreuve j’ai crié vers le Seigneur – et exaudivit me de templo sancto suo vocem meam – et de son temple saint il a écouté ma voix. Puis continue le Psaume 17 : Je t’aime, Seigneur, ma force. Le Seigneur est mon firmament, mon bouclier, mon refuge, mon libérateur. C’est l’Introït le plus dramatique de toute année liturgique. Que fait-il à la Septuagésime ? A une préparation de la préparation de la préparation…. ? On pourrait être (pour employer un mot d’aujourd’hui) plus soft… Imaginons : pour quelle circonstance pourrait-on chanter une chose aussi dramatique ? La semaine Sainte ? Malheureusement, pendant la semaine Sainte, tout est pris. La fête des martyrs ? Au fond, qu’est-ce qui se passe ? Celui qui parle dans ce chant, qu’est-ce qu’il a vu ? Il a vu la mort, et le Seigneur l’en a tiré. Il y a combien de personnes dans ce cas-là ? Lazare ? Oui. Et Lazare a certainement eu son Introït pour les scrutins. Oculi mei a été probablement l’Introït pour la célébration de l’aveugle né quand elle tombait un dimanche à l’époque. Et puis, la Samaritaine, je penche avec d’autre pour Sitientes. Et Lazare, lui aussi, a certainement eu son Introït. Le jour où les scrutins pour les baptêmes d'adultes sont tombés en quasi-désuétude, à cause de l'augmentation en nombre du baptême des enfants, on s'est mis à les a célébrer en semaine, cet Introït s’est trouvé libre. Quand le pape est venu, au début de son pontificat, célébrer dans la nouvelle basilique de St Laurent hors les murs la nouvelle célébration de la Septuagésime (la Septuagésime, l’aveugle né et Lazare étaient tous à St Laurent hors les murs, la "belle basilique"), on a repris ce qu’on avait dans le tiroir. Et on a pris, tant pis, un Introït trop dramatique pour la circonstance ; il faut l’avouer, il n’y en a pas de plus dur. Plus tard, il a été mis en relation avec le péché d’Adam etc. Ceci veut dire qu’au début du pontificat de Grégoire, on ne composait pas d’Introït pour la dernière circonstance liturgique (mis à part le Sanctoral ?) et ça va se confirmer, puisque le pape Grégoire III, en 715, va instaurer les jeudi (il y aura la messe les jeudi de Carême). Et le jeudi de Carême, on réutilise les pièces du temps ordinaire. Donc, l’hypothèse la plus vraisemblable que nous livre le chant romain, c’est que quand Grégoire est devenu pape, le chant romain était déjà composé… la diffusion de chant "carolingien" Deux siècles après la mort de Grégoire, à la fin du VIII siècle, apparaît dans le quart Nord-Est de la Gaule franque (de la France d’aujourd’hui, entre Aix-la-Chapelle, Rouen et Reims) un nouveau répertoire de chant liturgique qui a le même ordo liturgique que le chant romain, le même texte, mais pas la même mélodie. Mais ça, personne ne le sait ; impossible de comparer les mélodies ; pas d’appareils pour enregistrer, on n’a pas de livres pour écrire la musique, donc il faut faire le voyage. Et ça réduit quand même les possibilités de comparaison. Donc on chante là aussi un chant qu’on appelle le "romain". Moi, je l’appellerai "carolingien", c’est clair. Ce chant qui est romain par son texte et son ordonnance liturgique se répand progressivement en Europe sous la pression du pouvoir politique. D’abord sur la Gaule. Il efface ce qu’il y avait avant : le chant gallican. Ensuite, il va directement au sud de l’Italie (contrôlé par Charlemagne) et il efface le chant du sud de l’Italie – le chant qu’a connu St Benoît. On l’appellera le "beneventin", le chant du Mont Cassin. Ensuite, il va en Espagne et grâce à la complicité des moines de Cluny, il efface tout ce qu’on chantait en Espagne – le chant hispanique. Il passe aussi à Milan mais là on lui dit ; excusez : nous, c’est Ambroise qui a composé notre chant, donc n’y touchez pas. Il reviendra tous les siècles frapper quand même à la porte et l’user petit à petit, mais l’Eglise de Milan, comme le petit village d’Astérix, résiste toujours. Enfin, il arrive même à effacer le chant de Rome, par la complicité de nous tous, parce que à Rome, il y a beaucoup de Maisons-mères de religieux ; on chante le chant du pays. Les Dominicains à Rome chantent leurs chants du sud-ouest, les cisterciens chantent leurs chants cisterciens de toute façon, etc… Un jour le pape en a marre et il dit : fini, cette diversité ! Au XIIIe siècle seulement, Innocent III ordonne la destruction des tous les chants plus anciens que les livres franciscains, qui vont devenir la norme à Rome. Il ne nous est resté que cinq livres du vieux chant romain. Deux sont à Londres, deux ou trois sont à la bibliothèque Vaticane. Ce chant vient du Nord de l’Europe. Du quart Nord–Est, entre l’Aix-la-Chapelle, Rouen et Reims. De là viennent les premiers manuscrits. Quelquefois ce sont de simples listes d’Incipit, parfois ils notent seulement le texte des chants sans musique (au IXe siècle). On peut vérifier que le texte est le même qu’avant. A partir de l’an 900, les mêmes livres apparaissent avec des neumes ( pour la première fois dans l’Occident, on essaie de représenter graphiquement la musique) et enfin, au XIe siècle, avec les notes. Ce chant vient du fait que Pépin le Bref puis Charlemagne ont voulu imposer dans leurs pays les usages romains, afin de réaliser l‘unité. Ils avaient obtenu, dès avant que Charlemagne ne soit Empereur (en 791) des livres romains, qu’on appelle des Antiphonaires et qui disent ce qu’on chante à la messe. Ils les ont soigneusement copiés. On pouvait aussi faire des cérémoniaux pour décrire l’office. Cela s’appelle des ordo , des ordines. Faire voyager le chant lui-même était plus difficile. Il y a eu des tentatives. L’évêque de Rouen, le demi-frère de Pépin le Bref, Remedius, a fait venir le deuxième chantre de la schola romaine pour donner des cours de chant à Rouen ; malheureusement, le premier chantre de la schola romaine est mort et le pape a rappelé son deuxième chantre. Les séances à Rouen se sont terminés comme ça.… Très vite les musiciens liturgiques de Gaule se sont trouvés devant la tâche incontournable de chanter les textes romains pour l’année liturgique romaine et de composer les mélodies. Notre chant carolingien est donc romain par son texte, par sa liturgie, c’est bien le chant de la liturgie romaine ; mais par sa musique, il vient d’ailleurs. En tous cas, c’est le chant de la liturgie romaine emporté en Gaule, inculturé en Gaule. On peut donc dire que c’est le chant de la liturgie de St Grégoire… Lorsque le pape Adrien en 791 a envoyé à Charlemagne un livre (probablement un sacramentaire) de la liturgie (pas un livre de chant, mais un livre de prière), il lui explique : la Sainte Eglise catholique reçoit du pape St Grégoire lui-même l’ordonnance des messes, des solennités et des oraisons. On n’est pas sûr que ce soit Grégoire I. En effet, Grégoire III, quelques dizaines d’années avant, venait de faire une grosse réforme liturgique qui instituait la célébration eucharistique le jeudi – c’est la nouveauté du VIIIe siècle. Il se trouve que St Grégoire, c’est le personnage le plus complet, le plus illustre, le dernier (ou plutôt le quatrième) des grands Occidentaux avec Augustin, Jérôme, Ambroise. 3) La légende : pourquoi et comment C’est sur cette base très ténue de l’histoire et de la liturgie que va se construire une légende. qui n’a rien de romain : elle a tous ses fondements dans la politique de Charlemagne. Elle apparaît dans les premiers manuscrits de chant liturgique sous la forme d’un petit poème ; Gregorius praesul . Le praesul , c’est l’évêque ; pas forcément le pape, mais il est avant tout évêque de Rome. Dès la fin du VIIIe siècle et au début du IXe, dans certains manuscrits qui donnent le texte des chants liturgiques de messes, on lit ce petit poème : L’Evêque Grégoire digne par le nom comme par les mérites s’est élevé à l’honneur suprême (c’est à dire le souverain pontificat). Il a rénové les monuments des anciens pères et composé ce petit livre d’art musical pour la schola des chantres pour l’année liturgique. C’est certainement une reprise de cette expression d’Adrien dans sa lettre à Charlemagne quand il dit la Sainte Eglise catholique reçoit du pape Grégoire lui-même l’ordo des messes, des solennités et des oraisons. Mais nulle part dans un sacramentaire romain, on n’aurait mis la figure de Grégoire en tête. Le petit poème apparaît bien en milieu franc, en milieu carolingien. Remarquez bien que ni Adrien ni les Carolingiens ne disent que Grégoire a composé du chant, mais, au mieux, qu’il a composé ce livre. Et remarquons surtout (c’est ça qui est très important) que ce sont les milieux carolingiens qui promeuvent la figure de Grégoire en tête de leurs livres de chant. On ne verra jamais ça à Rome. Le but du poème est de dire : ce livre contient la messe de Rome, le chant de la liturgie romaine. Ce petit prologue va se développer et être chanté. Au XI e siècle il reçoit une mélodie qui plus tard sera éditée en tête de l’édition vaticane en 1908 et qui était enregistrée dans un des premiers disques du Père Jean Clair. C’est un autre prologue, le Sanctissimus namquae : Le très saint Grégoire répandait sa prière devant le Seigneur pour obtenir d’en haut le don musical dans le chant. Alors le Saint Esprit descendit sur lui sur l’apparence d’une colombe et illumina son coeur et ainsi il commença à chanter en disant "Ad te levavi "…. C’est absolument charmant. Comme on a déjà le sens du visuel, à côté vous avez une petite image ; vous voyez le pape assis (position du maître) avec une colombe qui vient lui susurrer à l’oreille les paroles du chant. Et à ses pieds il y a un scribe à qui il dicte et le scribe écrit les notes. Remarquer bien : passage de la tradition orale à la tradition écrite. Au fond, c’est une façon de faire de l’Antiquité. Dans les livres de liturgie du début du XXe siècle, on enseignait encore que le Te Deum avait été composé en duo par St Augustin et St Ambroise qui se renvoyaient les versets au moment où le premier sortait de la cuve baptismale, baptisé par le second. Vous imaginez le dialogue… La boucle va se fermer quand l’histoire prendra cette légende pour l’intégrer. Et ça n’apparaît qu’à la fin du IXe siècle, sous la plume d’un certain Jean Diacre, qui a écrit une biographie de St Grégoire en 872–873, trois siècles après la mort de Grégoire… Voici le passage qui nous intéresse : Ensuite, à la manière du très sage Salomon, dans la maison du Seigneur, en raison de la componction que provoque la douceur de la musique, il compila avec le plus grand soin le recueil de l’Antiphonaire, très utilement pour les chantres. Il fonda aussi la schola des chantres qui maintenant encore pratique le chant dans la sainte Eglise romaine sur les bases établies par lui. Jointes à d’autres propriétés qu’il lui affecta, il fit bâtir à l’intention de cette schola deux bâtiments ; l’un au pied de la basilique du bienheureux apôtre Pierre et l’autre, à proximité des bâtiments de patriarchum du Latran où l’on conserve aujourd’hui encore, avec la vénération convenable, outre son Antiphonaire authentique, le lit de repos (il était malade) sur lequel il dirigeait les leçons de chant, ainsi que le martinet avec lequel il menaçait les enfants. Il répartit les revenus de ses biens entre ces deux bâtiments sous peine d’anathème, /…/. Nous sommes trois siècles après la mort de Grégoire, à 20 ans près, et c’est la première fois que tous ces détails arrivent. C’est bien pourquoi il faut parler de légende. Mais pourquoi cette légende ? D’abord, il ne faut pas projeter sur le passé les manières de penser d’aujourd’hui. Or, c’est toujours notre défaut. Un musicologue illustre, Jacques Chaillet, l’a relevé en parlant du péché de retropolation. Nous jugeons les anciens à la lumière de nos critères. L’homme du moyen âge n’a pas les mêmes conceptions que nous de la propriété littéraire (cela va sans dire) et de l’autorité intellectuelle. Bien des canonistes médiévaux (y compris des évêques) ont rédigé et promulgué des documents qui seraient aujourd’hui considérés comme des faux, purement et simplement ! Et pourtant, ce qu’on appelle les fausses décrétales, c’est très utile : cela permettait de fixer le droit de l’Eglise en s’appuyant sur une autorité incontestable. Si le chant milanais a résisté à l’arrivée du chant carolingien, c'est que les Milanais ont dit : nous, avons mieux que Grégoire : Ambroise ! Cette manière de faire s’appuie sur un réflexe très humain : un besoin des modèles. C'est ce que, de nos jours, nous donnent à profusion les médias et la publicité. Pour être bien, pour être d’aujourd’hui, il faut ressembler à un tel ou une telle… Mais au milieu des détails savoureux cités, nous trouvons ceci de très intéressant : l’Antiphonaire authentique. Cela supposerait qu’il y avait des antiphonaires non-authentiques… Dès le début, ce chant carolingien, qui va couvrir le Nord de l’Europe et prendre le nom du grégorien, est déjà le croisement de la liturgie romaine avec le chant gallican qui lui-même vient d’Orient. En Gaule, avant Pépin le Bref, la Liturgie ressemblait à ce qu’on voit aujourd’hui à St Julien le Pauvre ou dans une autre église orientale. Donc, dès le début, il y avait beaucoup de variantes, des versions différentes. Dans les monastères, chaque communauté avait ses variantes pour l’office. Il y avait des antiennes différentes, des usages multiples ; le chant n’a jamais ressemblé à l’image que nous en donnent les éditions typiques modernes en notes carrées. Il faut attendre St Pie X pour avoir un seul livre, unique pour l’Eglise universelle. Lorsque Charlemagne est allé à Rome, comme il le faisait de temps en temps, une querelle a éclaté, un jour, entre ses chantres et ceux de Rome : qui a le meilleur chant ? Ils entendaient bien que ce n'était pas la même chose. Grégoire leur a dit : Où est-ce que l’eau est la meilleure : auprès de sa source, ou loin ? Revenez aux sources. Donc, pour s’attacher à Rome et en même temps à l’Empereur, il fallait une référence. Derrière l’antiphonaire authentique de Grégoire — qui n’a jamais existé —, il y a l’enjeu de l’unification de l’Europe sur une base religieuse. C’est donc une légende qui a été montée par les Carolingiens, lesquels n’ont jamais hésité à faire voyager la papauté pour obtenir ce qu’ils voulaient. Quand Pépin le Bref a réussi à faire venir le pape Etienne II en Gaule, en 752–753, on a fait consacrer toute la famille – les enfants étaient déjà consacrés rois pour l’avenir et devant tout le peuple. La légende grégorienne est quelque chose de très puissant, voulu par les Carolingiens pour asseoir une liturgie et donc un chant. Après, on n’en parle plus… Dans les livres de musicologie, lorsqu’on parle de plain chant etc., personne ne discute la paternité de Grégoire avant la fin du XIXe siècle. Et curieusement, ce n’est peut-être pas par hasard qu’aujourd’hui, la tentative de rattacher à Grégoire le chant grégorien ré-apparaît. La liturgie et le chant liturgique sont aujourd’hui dans une position qu’ils n’avaient jamais eu. Pendant l’Antiquité et jusqu’à Charlemagne il n’a pas de centralisation. La première est la centralisation carolingienne : ce n’est pas l’Eglise romaine qui la réalise, et il n’y aura de centralisation par l’Eglise romaine que progressivement et surtout à partir de Trente. En effet, à ce moment-là, on inverse la vapeur, parce qu’on a peur des excès de la Réforme . On va tout comprimer : un bréviaire, un missel. Et au début du XXe siècle, le comble : on en arrive au livre de chant unique pour l’Eglise universelle (1908). Aujourd'hui, nous sommes devant une autre difficulté : ce n’est plus l’unité de l’Europe qui est en cause, c’est l’unité du monde. On est devant une nouvelle manière de gérer unité de la liturgie romaine et diversité des cultures dans lesquelles elle va s’inculturer. Donc il est possible que, plus que la légende elle-même, le personnage de Grégoire ait beaucoup à nous apporter. En effet, s’il a ordonné 72 évêques, il est l’exemple d’une mission qui respecte les cultures et qui n’a pas peur d’annoncer Jésus-Christ en même temps. S’il n’est pas le compositeur du premier chant liturgique romain ni du chant grégorien, il pourrait très bien être aujourd’hui le patron céleste de ce chant. Biblio: Je me suis servi d’un livre ancien, toujours à conseiller : L’Eglise à la conquête de sa musique (Solange Corbin,1960). On devrait le lire dans tous les noviciats des bénédictins. Pour les spécialistes : Du chant romain au chant grégorien, Philippe Bernard, 1996 au Cerf.
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